Tijuana express

Des lèvres carminées, une momie noire, des hordes de migrants haïtiens

Les célèbres ânes-zèbres de Tijuana.

Tijuana, la Calle Santiago Argüello, octobre 2016. Je déambule au cœur de la Zona Centro en compagnie de Kent Harrington et de son ami, le producteur de cinéma Omar Veytia, qui nous sert de guide dans sa ville natale. Je voulais voir TJ (prononcez « Tidji »). Nous y sommes. Il fait 23° C, une météo clémente pour une fin octobre dans la « ville du péché ». Des odeurs de tacos, de burritos et de quesadillas flottent çà et là au détour des innombrables échoppes colorées qui bordent la rue piétonne. Elles aiguisent ma faim. J’ai encore dans la bouche le goût minéral des huîtres dégustées la veille au Sunset Restaurant, à Malibu, en regardant le jour décliner sur Zuma Beach, amusé par les anecdotes hollywoodiennes de Tom, scénariste renommé et ami de longue date de Kent ; mais le Mexique et sa ville frontière, la mythique Tijuana, ce n’est pas Malibu, tant s’en faut, et encore moins la moderne San Diego, située à moins de trente kilomètres de là. C’est un autre monde. Et ce monde a changé.

Un changement visible dès le poste-frontière « le plus fréquenté du monde », prétend-on ici. Quinze ans après, Kent ne le reconnaît plus. Il m’explique que le pont piétonnier a disparu. Tout a changé. Dans mon esprit, par je ne sais quelle association d’idées, fuse l’image du personnage de Paloma Vasco franchissant les douanes mexicaines à la nuit tombée, son ciré noir accrochant les lumières du pont, brune incendiaire aux yeux verts et aux lèvres carminées, aux cuisses bien galbées et aux mollets fermes. La bomba latina par excellence, une des entrées en scène les plus spectaculaires, les plus envoûtantes de l’univers harringtonien : « Cette fille était un cri vivant. »

Día-de-los-muertos

Kent, Omar et moi nous mêlons à la foule éparse qui flânoche dans l’Avenida Revolución et les rues adjacentes, en prenant garde où nous mettons les pieds : il manque partout, incompréhensiblement, des grilles d’égout, par dizaines. Nous évitons un miséreux étendu sur le trottoir bitumé ; ses vêtements criblés et poisseux, luisants de crasse, lui collent à la peau – momie noire informe à l’odeur putride. Il faudra plus que quelques pesos pour le sortir de son purgatoire à ciel ouvert.

Les dernières choses dont Tijuana regorge encore, ce sont les cabinets dentaires à bon marché, les calaveras et les panneaux publicitaires tapageurs.

Nous sommes à quelques jours seulement du 1er novembre, el día de los Muertos, la fête des Morts. J’ai beau ouvrir les yeux, je ne reconnais pas la cité criminelle grouillante de vie et de vice du roman de Kent, celle de Calhoun et de Breen, la ville frontière hystérique, démoniaque, chaotique. J’ai vaguement l’impression de me retrouver dans un décor de cinéma déserté par la moitié de ses figurants. Les dernières choses dont Tijuana regorge encore, ce sont les cabinets dentaires à bon marché, les calaveras et les panneaux publicitaires tapageurs. Kent fait plus ou moins le même constat. Omar nous explique que tout a changé ; les contrôles se sont durcis à la frontière. Les cohortes d’étudiants en goguette du week-end, qui fournissaient le gros du tourisme éthylique de la ville, a déserté TJ et sa Zona Norte sulfureuse, cessant du même coup d’alimenter son économie souterraine. La frontière n’est plus tout à fait cette espèce d’échangeur à flux inversés qui servait il y a peu encore de cœur palpitant entre les deux Amériques.

Kent Harrington et Omar Veytia, Tijuana, 2016.

À Tijuana, ce qui alimente surtout les conversations et frappe les esprits, c’est l’arrivée brutale et massive de migrants haïtiens. On les voit partout ; ils « tiennent les murs » des centres de secours, errent dans les rues, dorment parfois à même le trottoir, coincés entre le Pacifique, le mur anti-immigration et le désert. La plupart ont fui la crise économique au Brésil où ils s’étaient réfugiés en 2010 ; d’autres le passage dévastateur de l’ouragan Matthew. Ils arrivent par centaines chaque jour ; ils seraient déjà plus de dix mille, nous précise Omar en esquissant un sourire amusé. Il y a beaucoup de tolérance et d’empathie dans son discours. Omar, qui n’a d’arabe que le prénom – sa mère était fan de l’acteur égyptien Omar Sharif – a étudié aux États-Unis et a même la nationalité américaine, mais la misère de TJ, il l’a côtoyée et la connaît bien. C’est sa force, et ce qui fait de lui l’homme qu’il est. Aujourd’hui producteur reconnu de films comme No Country for Old Men ou Quantum of Solace, le 22e opus de la série des James Bond, il fait partie des « nantis », de ceux qui ont réussi et ont leurs habitudes au Tijuana Country Club ; mais sa ville, il l’aime pour tout ce qu’elle est ; il en défend la dignité, l’humanité, sans doute parce qu’il en connaît aussi toute la violence.

 

Nous terminons l’après-midi sur la plage de Tijuana, au « coin du monde », « La Esquina del mundo », chanté par le groupe Tijuana No!. Nous sommes ici à l’extrémité nord-ouest du Mexique. Un mur de métal rongé par la rouille coupe en deux la plage immense et s’enfonce dans la mer. Derrière, côté Californie, la « Migra » veille sur la bande de sable déserte. L’endroit a quelque chose d’ultime et de tragique. Sur le mur, on peut lire les noms de ceux qui sont morts en essayant de le franchir : Juan José Montemayor, Hector Barrios, Guillermo Ramirez…

Nous parlons de Trump. Nous sommes dans les deux dernières semaines de la campagne présidentielle américaine. L’excentrique milliardaire prédit qu’il fera mentir tous les sondages qui le donnent perdant. Comme beaucoup, je ne crois pas à son élection. Au Mexique, il inquiète autant qu’il fait rire malgré lui ; les Mexicains n’ont pas apprécié de se voir traiter de criminels et de violeurs.

Kent et Omar posent pour une photo devant la borne en forme d’obélisque blanc qui marque l’ancienne frontière, à quelques centimètres seulement du nouveau mur : Punto inicial de limite entre México y los Estados Unidos… Kent sourit comme un gamin, ravi d’être là. Je le suis tout autant. En me lançant dans la traduction de Día de los muertos (Day of the Dead) en 1998, je n’imaginais pas un instant me retrouver ici avec lui un jour. « On ne peut ni prévoir ni éviter le destin, mais on peut y souscrire », a dit une célèbre reine de Suède. C’est ce que je fais en cette fin d’après-midi mexicaine ; j’y souscris plus que jamais, en coulant un regard de biais vers le passé.

Son Altesse sérénissime, la tête d’El Coyote, un épouvantail prophétique

Cela fera vingt ans cette année que Gérard de Villiers, le créateur des aventures de SAS et du Prince Malko Linge, m’a confié la traduction du Jour des morts, le premier titre d’une collection aujourd’hui défunte, mais devenue culte pour de nombreux fans de roman noir, « Murder Inc. ». S’y retrouveront, traduits en français, des pointures du hard boiled comme Stephen Hunter, George Pelecanos, Joe R. Lansdale…

Nous sommes au printemps 1998. Gérard de Villiers m’a demandé de passer chez lui. Il doit me régler par chèque le solde d’une traduction précédente ; nous en profiterons, m’a-t-il dit, pour discuter du roman de Kent et de la collection Murder Inc. Il me reçoit dans son gigantesque appartement de 500 m2 au 46 de l’avenue Foch. Il est au téléphone, occupé à réserver un billet sur Concorde. Je déambule dans la vaste pièce ensoleillée au superbe décor de boiseries. Il en termine avec ses affaires, puis va s’asseoir sur un fauteuil près de la fenêtre, aussitôt rejoint par son chat, qui grimpe sur ses genoux. Je le regarde prendre le soleil à la façon d’une star hollywoodienne, ses petits yeux plissés, avec quelque chose de minaudier dans l’expression. Nous parlons du Jour des morts, de Tijuana, et le voilà qui se lance dans une évocation enthousiaste de TJ à la fin des années cinquante. « Sin City » l’inspire ; il me parle des bordels de la ville frontière, des jeunes Américaines qu’il aurait accompagnées au Mexique pour qu’elles s’y fassent avorter. Les anecdotes s’enchaînent. J’ai du mal à démêler la part de vérité et de fiction dans ce qu’il me raconte ; j’ai un peu l’impression d’écouter un passage de Ramenez-moi la tête d’El Coyote, le 120e opus de SAS.

Je ne sais qu’une chose : à défaut de posséder un seul des principes clés de la bonne gestion financière, l’homme a du goût – et un flair certain de découvreur – en matière de roman noir notamment. Il va le prouver au cours des mois et des années suivantes avec Murder Inc., dont les choix littéraires audacieux toutefois devront beaucoup par la suite à la traductrice et directrice de collection Aurélie Tronchet. Día de los muertos de Kent l’a bluffé et fasciné. Je me souviens que le jour où il m’en a confié la traduction, il tenait le livre serré dans une main, les bras croisés, hésitant interminablement à me le tendre, comme s’il avait du mal à passer le relais pour cette étape cruciale.

Je le regarde qui se lève finalement et fait le tour de son bureau, au centre duquel trône une machine à écrire électrique dans laquelle une feuille est à moitié engagée. S’il emploie des « nègres » pour certaines de ses séries – je signerai moi-même plusieurs titres de la série « Police des Mœurs », sous le pseudonyme de Pierre Lucas – il se défend d’en avoir un lui-même. Si cela est vrai, me dis-je, à raison de quatre titres de quelque trois cents pages par an depuis plus de trente ans, c’est un exploit qui force le respect.

« Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ! »

Nous parlons encore un moment de Día de los muertos. Je lui explique que, pour moi, un thème parcourt tout le livre : celui de la déchéance morale et physique, par laquelle se pose finalement la question d’une improbable rédemption. Il est assez d’accord, même s’il y voit aussi, lui, tous les signes de la damnation, une damnation terrestre, dont l’épouvantail prophétique serait en quelque sorte le personnage de Céleste Stone. C’est Baudelaire qui disait : « Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ! » Amen.

D’un tiroir, il sort un chéquier, remplit un des chèques et me le tend en s’excusant pour le retard. Puis il me raccompagne à la porte, l’air satisfait. Nous nous serrons la main sur le seuil de son fabuleux vestibule, et me voilà parti. Je ne le sais pas encore, mais le chèque qu’il vient de me signer est en bois. Quand j’appellerai chez lui quelques jours plus tard, on m’informera simplement que « Gérard est parti à l’étranger pour deux semaines au moins ».

 

Marlon Brando, les millions du parti nazi, le temps transcendé

Un homme attend depuis plus de quinze ans de pouvoir porter à l’écran Le Jour des morts ; cet homme, c’est l’acteur et réalisateur Danny Huston. Fasciné par le roman, Huston entreprend très tôt des démarches pour monter le projet. Pour le rôle de Frank Guzmán, il pense à Brando. Il imagine sans doute déjà l’acteur de Viva Zapata ! dans sa suite de l’hôtel Empresa, regardant la télévision au lit, « monstrueuse limace à tête humaine », dissimulant sous les draps sa nudité et ses deux cents kilos de graisse.

Danny Huston, Mexique, 2014. DR

Pour la première fois, et tout spécialement pour cette réédition française, l’acteur a bien voulu revenir sur les circonstances qui lui ont permis d’approcher Marlon Brando et de le convaincre de jouer le rôle du Fat Man :

« Ma mère était amie avec Marlon, et il arrivait qu’ils se voient à Los Angeles. De Londres où je me trouvais, j’ai envoyé le scénario tiré du roman, accompagné d’une offre écrite, à son avocat britannique. Marlon a lu le script et a immédiatement appelé ma mère, qui nous a arrangé une conversation téléphonique. Il était déjà dans la peau du personnage et m’a posé des questions. Il lorgnait du côté des idéaux zapatistes pour tenter de justifier les agissements douteux des protagonistes. J’ai senti que la conversation allait durer, alors je me suis assis, j’ai craqué une allumette et allumé une cigarette. Il y a eu un long silence, puis : « Tu sais ce qu’affirment tous les scientifiques ? a dit Marlon. Il y a eu des études de faites… et tous les médecins sont d’accord. » « D’accord sur quoi ? ai-je demandé. Sur le fait que c’est mauvais de fumer ? » Sur le moment, j’ai eu envie de rétorquer : « Et est-ce que quelqu’un t’a jamais dit que trop manger peut tuer aussi ? », mais je n’en ai rien fait. J’ai juste répondu : « Oui. » Il a enchaîné : « Tu sais que j’ai arrêté ? » « Non, Marlon, je ne savais pas », ai-je dit. Alors, voilà en gros ce qu’il m’a expliqué : « Je me suis promis une chose, à savoir qu’à chaque fois que je prendrais une cigarette, je devrais faire don d’un million de dollars au parti nazi ! Il n’a fallu que quelques cigarettes pour que je n’arrive plus à me supporter. C’est comme ça que j’ai arrêté de fumer ! » Je l’ai remercié pour le tuyau, sans trop savoir s’il plaisantait. Et brusquement, il a accepté de jouer dans le film. Il a suggéré Sean Penn pour le rôle principal. Et c’était parti : le projet était sur ses rails. »

Première page du scénario écrit par Kent Harrington d’après son roman « Le Jour des Morts »

Comme souvent avec les projets d’adaptation, il n’aboutira pas, malgré tous les efforts déployés par Danny Huston. Brando ne l’oubliera cependant pas. Des années plus tard, à l’occasion d’un nouvel échange téléphonique avec le jeune réalisateur, il lui exprimera son regret que le film n’ait pas vu le jour :

« Je me souviens de ce projet de film que nous voulions faire ensemble. Dommage « qu’on n’ait pas réussi. C’était bon. J’aimais bien le rôle du Fat Man. Un jour, peut-être ; « oui, un jour, peut-être… » Il est sur le point de raccrocher quand il ajoute : « Oh, une dernière chose : j’ai cru comprendre que le parti nazi se fait un paquet de « fric ! » On s’est mis à rire. « Au revoir, Danny. J’espère vraiment que tu pourras réaliser Día de los muertos un de ces jours. » Ç’a été la dernière fois que j’ai parlé à Marlon Brando. »

Brando décédera en 2004 à l’âge de 80 ans dans un hôpital de Los Angeles. Nostalgique, Danny Huston regrette qu’on ne fasse plus « d’hommes de cette trempe. Voilà pourquoi nous avons Le Jour des morts de Kent Harrington. Pour pouvoir faire revivre et honorer nos vieux copains, tout en faisant si possible quelques bons films en cours de route ».

L’acteur évoque alors son père, John Huston, et son rapport aux images capturées et à la lumière, celle du projecteur qui, même dispersée, laisse parfois derrière elle quelque chose qui s’apparente à une image rémanente, un temps fort qui continuera de hanter longtemps l’esprit du spectateur. Avant de conclure :

« Le roman de Kent est comme un ami pour moi. Son écriture indomptée a laissé en moi une image persistante qui transcende les époques. »

En novembre 2014, Danny Huston se trouvait au Mexique, en pré-production pour une nouvelle adaptation du Jour des morts. Le quotidien mexicain La Prensa titrait alors : « El actor y director de cine Danny Huston filmará en México la cinta Día de los muertos ». Qui a dit que la vie est un éternel recommencement ?

Nordine Haddad

 

PS : Ce texte figurera en postface à la réédition (comprenant des révisions éditoriales) du Jour des morts de Kent Harrington en e-book aux éditions Amazon Crossing en juin 2018.

 

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