
Powys : le nom s’enracine dans le comté de Salop (Shropshire), cette région d’Angleterre autrefois appelée la Marche du Pays de Galles. Poètes, marins, pasteurs de l’Église anglicane, les Powys incarnent depuis quatre siècles l’esprit celte le plus pur, l’esprit le plus “introverti” que, selon Jung, la terre ait jamais porté, celui qui enseigne qu’il est du pouvoir de l’imagination de détruire et de recréer l’univers. Les Powys aiment la forme collective, les vieilles gens, les vieilles coutumes; ils sont orgueilleux dans la défaite, et n’apprécient rien tant que de voir leur “clan” comparé à quelque “monstre préhistorique, presque mythique, comme la Licorne, Behemoth ou le Dragon Originel. »
Du côté maternel (on remonte jusqu’à Thomas More), l’arbre des Powys a des ramifications prestigieuses. John Donne (1573-1631), poète “introverti, cyclothymique, hypernerveux”, curé-doyen de la cathédrale Saint-Paul de Londres, écrivit un Voyage de l’âme qui fait de la “Virgin Queen”, Elisabeth, une incarnation démoniaque. Théologien mondain à la prose élégiaque, Donne devait faire de ses derniers jours ce qu’on a appelé « un chef-d’œuvre de mise en scène funèbre »…
Le 25 janvier 1631, gravement malade, Donne prononce un dernier sermon sur la mort et la résurrection. “Et déjà, écrit son biographe Walton, la maladie ne lui avait plus laissé que la peau sur les os.” De retour chez lui, Donne trouva néanmoins la force de poser pour son monument funéraire. Il fit mander un sculpteur sur bois, qui exécuta une urne selon ses directives, puis un portraitiste. “Il fit encore placer des braseros dans son cabinet, et y vint avec un linceul dont, une fois dévêtu, il se drapa. L’ayant fait serrer de nœuds au chef et aux pieds, il croisa les mains dessus, tout comme celles des morts que l’on va ensevelir au tombeau; puis il prit place sur l’urne, les yeux clos, la face dévoilée, décharnée, livide et cadavérique tournée vers l’Est, d’où il attendait le retour de Jésus, son sauveur.”
“Et pour fuir les tempêtes du jour, voici
que je fais choix
D’une éternelle nuit.”
Donne fit porter le tableau près de son lit. Il le contemplera jusqu’à sa mort qui surviendra deux mois plus tard, le 31 mars 1631.
Powys a-t-il jamais visité le choeur de Saint-Paul ? Il n’eût guère apprécié d’y voir réérigé le monument à Donne, mis à l’abri dans une crypte de la cathédrale après le Grand Incendie de Londres en 1666.
Dans une lettre de 1953 adressée à Louis Wilkinson, il confiait : “N’est-ce pas révélateur de moi que de tous nos poètes, Donne est celui qui me touche le moins. Je ne peux supporter Donne — je le déteste cordialement ! Rien qu’à entendre son nom, il me semble être éclaboussé de boue… Je m’insurge contre Donne, et suis à jamais le champion de William Cowper dont j’aime chaque ligne — et tout ce que j’apprends de lui — de plus en plus et toujours davantage!”…
L’auteur du Pseudo-martyr manquait par trop d’humilité pour plaire à John, qui voyait en lui un mondain opportuniste, un pitre d’agonie, un dévot devant l’Éternité!
Tout autre lui apparaissait, ô combien, l’autre de ses ascendants prestigieux, le vénéré traducteur d’Homère, le multi-suicidé du Nonsense Club, le poète William Cowper (1731-1800), qui vécut dans la terreur de la folie et la conviction d’être damné. Entre John et l’auteur des Olney Hymns, plus qu’une ressemblance, une véritable fraternité d’esprit, des manies identiques et surtout un mal assez profond pour marquer toute une existence.
Le hasard (ou quoi que ce fût) voulut qu’au XVIIIe siècle, les hommes de valeur aient un destin foudroyé. Thomas Chatterton, grand mystificateur devant l’Éternel, se suicide à 17 ans. Christopher Smart, enfermé à l’asile psychiatrique, compose Song to David sur les murs de sa cellule, avant d’être emporté par une pneumonie. William Collins meurt dans les ténèbres de l’aliénation à la McDonald’s Madhouse de Chelsea.
Cowper ne vivra pas pour survivre au désespoir. “Ah ! S’il l’avait fait ! s’exclamera John Cowper. “… dont j’aime chaque ligne – et tout ce que j’apprends de lui – de plus en plus et toujours davantage…”
J.C.P. n’aimait rien comme d’être “saisi aux entrailles par les doigts osseux du passé”. Tout ce qu’il pouvait réactiver en lui et autour de lui de mémoire atavique, esprit de clan, passerelle d’hérédité, il l’accueillait avec le même surcroît trois fois béni d’existence que le vieux Taliesin sa énième réincarnation en linotte, vipère ou héros des prairies sanglantes ! N’irait-il pas jusqu’à prétendre un jour conserver en lui quelque chose de l’Atlantide perdue ?

Comment s’étonner, dès lors, qu’il ait finalement choisi d’ancrer ses derniers jours au pays d’Owen Glendower et des bardes guerriers de Mathrafal ? Un minuscule cottage à étage niché au coeur du massif gallois. Baptisé “Cloud-Cuckoo-Cottage”, l’ermitage sera laïc et sentimental. John y ressassera son passé, ses anciennes amours, ses terreurs et ses tabous. La montagne est un endroit merveilleux. Vingt ans plus tôt en automne, Dieu lui apparaissait au-dessus des Castkills telle une vieille fille en train de suspendre des rideaux avec le plus grand soin.
Ceci dit, une destinée qui conduit l’Anglais dans le giron d’un relief montagneux n’a rien d’insolite : Anthony-Ashley Cooper, comte de Shaftesbury, y étudia les traces de la formation de notre terre en sa prime jeunesse. Henry More, l’éminent platonicien de Cambridge, auteur d’un traité sur l’enthousiasme intitulé Enthusiasmus triumphatus (1656), vit dans l’escarpement montagnard un reflet de l’immortalité de l’âme et du divin. Plus pragmatique, le géologue James Hutton – précisons qu’il est écossais – trouvait les montagnes « éloquentes » et « intelligibles ». Le dramaturge John Dennis, enfin, traversant les Alpes, les compara à « une œuvre conçue et réalisée avec rage »…
A Blaenau-Ffestiniog, les jours sont gris, “gris-bleu glacé comme un vol de colverts”. Surexposés. Au courrier du matin arrivent des lettres d’Henry Miller, des nouvelles du Kenya, un électrophone. A Londres, Brian Moore publie The Lonely Passion of Judith Hearne. John, distant, relit Homère et la Bible. Il a 90 ans. Il y a des choses qui ne vieillissent pas : vespere laudatur dies…
Jusqu’à sa mort survenue en 1963 à l’âge de 91 ans, Powys multipliera l’autoportrait. Difficile, parfois, de ne pas préférer l’esquisse au tableau. La lettre sera son support de prédilection : “(…) Je ne suis qu’un méli-mélo brumeux de Boswell, à la traîne de son vieux Samuel Johnson (…) [Lettre à Louis Wilkinson, 1956, signée : “Ton vieux Choucas, car ici les Choucas sont rois !”]…
En 1962, le jury du Prix International de Formentor, qui compte notamment Henry Miller et Mary McCarthy parmi ses membres, décide d’envoyer un télégramme de félicitations à celui qu’il considère comme “le plus grand génie littéraire de l’Angleterre”, John Cowper Powys. La Suède, cette année-là, récompense un mauvais garçon. Le Nobel ira à John Steinbeck.
Dernier rendez-vous manqué. Cela devenait une fâcheuse habitude. Contemporain d’Ernest Dowson et du Rhymers’ Club, Powys ne fut pas un décadent adepte de l’esprit fin-de-siècle. En Amérique, la “Génération perdue” de Fitzgerald, Wolfe et Hemingway ne fut pas la sienne. Il n’attendit pas William Burroughs pour pratiquer l’art de la béatitude. En fait, arriver trop tôt ou trop tard ne fut pas sa préoccupation. Le mot “détachement” est le seul qui convienne ici.
John Cowper Powys est un isolé, un éclat insolite au lointain de la nuit littéraire. Quelque trente mille pages, journal compris, qui ont bien failli s’égarer entre les romans de George Meredith et les trilogies de Dos Passos. Ce fut une vie singulière, “vouée aux seules affaires du cosmos”. Un destin en marge. En 1963, celui qu’Henry Miller surnommait “le barde immortel” n’avait jamais pris l’avion, jamais conduit une voiture, ne s’était jamais servi d’une machine à écrire et refusait le téléphone. Sa seule certitude, ce fut son nom : John Cowper Powys… “Avec un nom pareil, disait-il, je devais être quelqu’un !”
Nordine Haddad
(Ce portrait devait constituer la préface de l’édition française de Three Fantasies de J.C. Powys, recueil de contes toujours inédit en français. Il a finalement été publié en 2007 (en version bilingue !) dans « La Lettre Powysienne » (n° 13) dirigée par l’infatigable et talentueuse Jacqueline Peltier. Cliquez ICI pour visiter l’incontournable site français qu’elle a dédié aux Powys.)