Tijuana express

Des lèvres carminées, une momie noire, des hordes de migrants haïtiens

Les célèbres ânes-zèbres de Tijuana.

Tijuana, la Calle Santiago Argüello, octobre 2016. Je déambule au cœur de la Zona Centro en compagnie de Kent Harrington et de son ami, le producteur de cinéma Omar Veytia, qui nous sert de guide dans sa ville natale. Je voulais voir TJ (prononcez « Tidji »). Nous y sommes. Il fait 23° C, une météo clémente pour une fin octobre dans la « ville du péché ». Des odeurs de tacos, de burritos et de quesadillas flottent çà et là au détour des innombrables échoppes colorées qui bordent la rue piétonne. Elles aiguisent ma faim. J’ai encore dans la bouche le goût minéral des huîtres dégustées la veille au Sunset Restaurant, à Malibu, en regardant le jour décliner sur Zuma Beach, amusé par les anecdotes hollywoodiennes de Tom, scénariste renommé et ami de longue date de Kent ; mais le Mexique et sa ville frontière, la mythique Tijuana, ce n’est pas Malibu, tant s’en faut, et encore moins la moderne San Diego, située à moins de trente kilomètres de là. C’est un autre monde. Et ce monde a changé.

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John Cowper Powys-Henry Miller: correspondance privée

Henry Miller par Carl Van Vechten

Des buses, un soleil féroce, des kilomètres de côtes sauvages.

En 1947, Harper’s Magazine publiait un article intitulé « Sexe et anarchie à Big Sur », pamphlet diffamatoire contre la « colonie Henry Miller ». L’auteur des Tropiques, retranché dans ses Himalayas américains (les montagnes de Santa Lucia), y était épinglé pour ses « pratiques » scandaleuses, ses exhortations immorales, sa philosophie antipatriotique. Harper’s ne fut pas seul à porter l’accusation. De nombreux journaux, à l’époque, évoquaient la « communauté », le gourou Henry Miller vêtu d’une longue robe de chambre, un collier autour du cou, s’inclinant chaque matin devant une idole chinoise, heureux, buvant frais et pissant chaud, proclamant : « Voici la Californie dont rêvent les hommes depuis des années, voici le Pacifique que Balboa a aperçu, ceci est une terre privilégiée conforme au dessein de Dieu ! ».

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Entretien avec Nordine Haddad, traducteur littéraire, par Dominique Bouchard du webzine «Unwalkers »

« Des chroniques noires sans langue de bois », mais avec un « parti pris revendiqué »: telle est la ligne éditoriale de ce webzine pas comme les autres qu’est Unwalkers, dont Dominique Bouchard, alias « Holden », est l’une des chevilles ouvrières. C’est avec beaucoup de plaisir que j’ai répondu à ses questions.

Unwalkers

Dominique Bouchard : Le classique pour commencer : je vous laisse vous présenter. Ensuite, si vous pouviez nous éclairer sur le chemin qui mène à la traduction…

Très bien, alors commençons par la traditionnelle fiche signalétique : je suis né à Paris en 1966. Je suis marié et père de deux enfants, passionné de littérature (mais pas seulement !) et je vis depuis quelques années en Seine-et-Marne. Oh, et j’ai traduit (ou écrit) à ce jour plus de quatre-vingt livres…

powys millerLa traduction, j’y suis venu un peu par hasard il y a vingt-cinq ans, grâce à l’amitié bienveillante d’un directeur littéraire devenu éditeur, Pierre-Guillaume de Roux, qui dirigeait alors les éditions Criterion. Un type élégant, dans tous les sens du terme, pour qui j’ai toujours eu le plus profond respect, et encore aujourd’hui, bien que je ne me sente absolument pas en phase avec son travail éditorial actuel. Mais nous étions alors au tout début des années quatre-vingt-dix. Je sortais de fac de lettres. J’étais tout jeune. J’avais écrit la première partie d’une biographie consacrée à l’écrivain gallois John  Cowper Powys. Pierre-Guillaume l’a lue et a bien voulu me recevoir pour en parler. Il a tout de suite senti chez moi, je pense, à défaut d’une certaine maturité encore dans l’écriture, une énergie, qu’il a su canaliser en me lançant une sorte de défi : retrouver des lettres inédites d’Henry Miller à John  Cowper Powys pour les croiser avec celle du Gallois, et composer un recueil inédit. J’ai fini par dénicher au Pays de Galles 44 lettres d’Henry Miller totalement oubliées, que j’ai traduites, et on a publié Correspondance privée Henry Miller-J.C. Powys (qui, c’est drôle, sort justement ces jours-ci, soit un quart de siècle après, en Angleterre sous le titre Proteus and the Magician.) Tout est parti de là…

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Powys… John Cowper

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John Cowper Powys (FinnWikiNo)

Powys : le nom s’enracine dans le comté de Salop (Shropshire), cette région d’Angleterre autrefois appelée la Marche du Pays de Galles. Poètes, marins, pasteurs de l’Église anglicane, les Powys incarnent depuis quatre siècles l’esprit celte le plus pur, l’esprit le plus “introverti” que, selon Jung, la terre ait jamais porté, celui qui enseigne qu’il est du pouvoir de l’imagination de détruire et de recréer l’univers. Les Powys aiment la forme collective, les vieilles gens, les vieilles coutumes; ils sont orgueilleux dans la défaite, et n’apprécient rien tant que de voir leur “clan” comparé à quelque “monstre préhistorique, presque mythique, comme la Licorne, Behemoth ou le Dragon Originel. »

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Au siècle d’un long jour

Patchwork-3-hiver-2014-2015D’un mouvement mécanique, fruit d’un long conditionnement inconscient, Sœur Marie-Ange du Cœur Immaculé se redressa sur sa paillasse, posa les pieds au sol, et, glissant ses mains dans le giron de sa robe de nuit, compta mentalement les coups de cloche. La règle intangible voulait que l’on en sonnât vingt au réveil, et ce matin-là encore la règle allait être respectée. Il était 4 h 30. Le jour n’était pas encore levé sur Marseille, mais déjà les vingt-quatre religieuses de la congrégation des Victimes du Christ Sauveur s’apprêtaient à racheter par la prière et la pénitence tous les péchés du monde.

Sœur Marie-Ange alluma dans la minuscule cellule aux murs blancs glacés par les coups de mistral et procéda à de rapides ablutions. Puis elle enfila sa robe de bure et son scapulaire, coiffa la guimpe blanche et le traditionnel voile noir de l’ordre et, ainsi parée, sortit pour se rendre à l’office.

Il y avait quelque chose d’immuable et de rassurant dans cet enchaînement des gestes matinaux, comme ce sablier que la mère supérieure retournait maintenant, en présence des autres religieuses, pour mesurer le temps de l’action de grâce qui débutait à la chapelle. Mais pour sœur Marie-Ange, depuis des mois, le couvent n’était plus un havre de piété délicieuse et exaltée où il faisait bon s’offrir sans partage à l’amour du Bon Dieu, ou se crucifier symboliquement chaque matin, les bras en croix, pour expier en victime Ses souffrances.

Le cloître lui était devenu un carcan, et l’appel de l’extérieur, l’animation fébrile qui régnait derrière les hauts murs de pierre de l’enceinte, autour de la gare Saint-Charles, une tentation chaque jour plus grande. Que s’était-il passé ? Comment elle, la maîtresse des novices qui menait depuis douze ans cette vie austère de silence et de contemplation, cuirassant sa foi par la lecture régulière du Précis de théologie ascétique et mystique, mangeant dans des écuelles de terre cuite à l’instar des premières cloîtrées, comment en était-elle arrivée là ?

Elle aurait été incapable de le dire avec certitude. De certitudes, elle n’en avait qu’une pour l’heure, comme elle se prosternait avec les autres sœurs face contre terre, son long voile noir de communion la recouvrant comme un linceul, et cette certitude, c’était qu’elle priait le Seigneur pour la dernière fois entre ces murs.

Elle regarda sœur Clarisse du Cœur Immaculé, la doyenne du couvent, qui entrait dans sa quatre-vingt-septième année, et expiait depuis plus d’un demi-siècle les fautes commises par les hommes. Elle la vit prendre place en titubant dans une des stalles de la chapelle, pendant que les autres sœurs formaient la chorale devant l’autel. Non seulement sa voix, mais ses mains tremblantes aussi, ses jambes maintenant la trahissaient. Pauvre vieille chose au corps perclus de douleur, dont la dernière visite au parloir remontait à trente-cinq ans, et qui, au nom de la charité universelle et comme toutes ses coreligionnaires, avait accepté de n’avoir pas d’amitié personnelle avec une autre sœur. Pourquoi cette vision lui était-elle brusquement devenue si douloureuse ?

Le Kyrie eleison emplit la chapelle de ses puissants accents de majesté. Jadis, elle avait chanté avec ferveur elle aussi, parfois même dans un état proche de la béatitude. Kyrie eleison… Oui, ne put-elle s’empêcher de songer, assise maintenant à côté de sœur Clarisse, «aie pitié, Seigneur». Elle joignit les mains et serra le gros crucifix de bois qu’elle portait autour du cou ; suspendu au bout d’une cordelette, il tombait sur sa poitrine.

«Seigneur, j’ai voulu te consoler en t’offrant ma jeunesse. Autrefois, j’aurais marché dans les flammes pour toi. La foi ne m’a pas quittée ; c’est pire : j’ai perdu mon enthousiasme. Je regarde mes novices se donner en victimes pour toi, Seigneur, et je ne les comprends plus. Que m’est-il arrivé ? Pourquoi me pèse-t-il aujourd’hui de me lever la nuit pour veiller le Saint-Sacrement ? Pourquoi les bruits du dehors se font-ils entendre si fort ? Pourquoi ma cellule me paraît-elle plus froide au printemps ?»

Elle revit ce jour de mai, douze ans plus tôt, où, agenouillée dans cette même chapelle pour prononcer ses vœux, feu sœur Marie-Elizabeth du Glorieux Mystère lui avait posé sur la tête la couronne d’épines festonnée de roses blanches. Elle avait vingt-deux ans, et, quoique sans expérience des retraites fermées, quitter le monde et son tumulte pour demeurer sur ces presque trois hectares de campagne préservés au cœur de Marseille, lui avait été un bonheur fiévreux, exalté, passionné. Mais où était l’enthousiasme aujourd’hui ? Où était la passion ?

Elle allait partir. Il le fallait. Après le déjeuner. Sans solliciter d’indult d’exclaustration. Sans explication. Oh non, elle ne voulait surtout pas avoir à s’expliquer, à leur expliquer, comme il lui avait paru plus simple de subtiliser un double des clés à la sous-prieure, sœur Béatrice du Sacré-Cœur. D’ailleurs, comment expliquer une chose qu’elle ne s’expliquait pas elle-même ?

— Sœur Marie-Ange, voulez-vous nous aider à planter ces pommes de terre ?

— Qu… quoi ?

Elle sentit le soleil sur son visage et se souvint que la messe était terminée depuis un moment et qu’elle se tenait immobile sous le grand mirabellier en fleurs du verger. Elle leva la tête et reconnut la supérieure du couvent, mère Marie de la Charité, qui enfilait son tablier de coutil en la regardant d’un air d’attente intrigué.

— Oh, je vous demande pardon, ma mère, je… je pensais à… je vérifiais qu’il n’y avait pas un ou deux gourmands à élaguer sur ce tronc.

— Cet arbre est en fleurs, sœur Marie-Ange. Prorogeons l’échéance, si vous le voulez bien, et permettons-lui de nous offrir toute sa beauté printanière.

— Oui, ma mère.

— Venez plutôt nous prêter main forte pour planter ces tubercules. Je crois savoir que l’odeur du fumier n’est pas pour vous incommoder.

— Il y en a de plus agréables, soupira sœur Marie-Ange, mais aussi de beaucoup moins.

L’air amusé, la mère supérieure remonta ses lunettes rondes sur son nez et dit :

— Gardez ces réponses pour vos novices, ma sœur, et retroussez donc vos manches.

***

Délicatement, sœur Marie-Ange glissa la grosse clé en fer forgé au fond de la serrure à platine, et, concentrée, sa main gauche appuyée contre le chambranle de chêne, telle une accordeuse de piano cherchant l’octave juste, lui donna un tour complet. Aussitôt la lourde porte de service s’entrouvrit sur la ruelle ombragée et déserte, laissant pénétrer une brise légère chargée d’âcres senteurs de tomate olivette et de laitue venues du potager voisin. Des cris d’enfants s’élevèrent depuis la crèche toute proche, ponctuant le brouhaha assourdi de la circulation dans la rue adjacente.

Le monde bruissait.

Elle ferma les yeux pour mieux l’écouter, inclina légèrement la tête sur le côté, comme en une récollection impie, tandis que les autres sœurs se rassemblaient, elle le savait, pour l’Office du milieu du jour.

Le cœur vibrant, comme étourdie, elle mit un pied dans la ruelle, sur les pavés frais sillonnés de touffes de thym rampant, un rayon de soleil éclairant son front pâle.

Mon âme exalte le Seigneur, mon esprit exulte en Dieu mon Sauveur…

Elle tira la porte, la verrouilla énergiquement de l’extérieur, et glissa la clé par-dessous.

Un instant, levant les yeux, l’image de ses parents et du vieux mas familial en Cévennes se superposa dans son esprit à celle du grand ciel bleu.

Elle suivit la ruelle d’un pas hésitant d’abord, presque défaillant, avant de presser l’allure à mesure que la rue fumante et grondante se rapprochait, livrée au vent de terre qui s’y engouffrait comme une onde jusqu’à la mer.

Nordine Haddad

« Joie ! Ô joie déliée dans les hauteurs du ciel !

Les toiles pures resplendissent, les parvis invisibles sont

Semés d’herbages et les vertes délices du sol se peignent

Au siècle d’un long jour. »

Saint-John Perse

(Nouvelle parue pour la première fois dans le numéro 3 (Hiver 2014-2015) de la revue littéraire Patchwork, brillamment dirigée par Anthony Dufraisse.)

Contact : revuepatchwork@free.fr

Patchwork-3-hiver-2014-2015

Photo bandeau : Alain Bourque (Wikipédia)